La truite de ses rêves, on y pense souvent, on l’imagine avec son portrait type de truite mannequin, belle sous tout rapport. Mais un peu comme une femme, un jour, elle vous tombe dessus et on la prend comme elle est pour le meilleur et pour le pire…
L’histoire de cette partie de pêche d’anthologie débute le 23 mars 1992. Voilà déjà 3 ans que je profite de mes WE pour explorer la rivière Dordogne. Je connais un minimum le secteur d’Argentat qu’on pêche à l’automne et celui de Souillac où on fait l’ouverture. Mais en cette fin mars, c’est le secteur intermédiaire qui constitue mon objectif. Au hasard des chemins, je repère un coin qui me semble pas mal… Dès cette première sortie, j’y prends quelques poissons. Il me faudra toutefois attendre 17 ans pour atteindre le sommet mais cela en valait la peine.
Voici un extrait de ce « fishing report » : samedi 23 mars 1992 ; temps variable sec, vent faible, eau claire moyennement haute (montée pendant l’après-midi)…
Cette histoire trouve sa suite il y a deux ans où en ouvrant ma boite aux lettres, je découvre un message intitulé « Et pourquoi pas une sortie sur la Belle le WE prochain? ». Il émane de Romain que des attaches familiales dans le Sarladais amène dans la vallée de temps en temps. Malheureusement pour lui, à chaque fois, les dates auxquelles il va à la pêche ne correspondent à aucune de mes disponibilités. Et cela va s’enchaîner sur près de deux ans. J’ai un peu honte mais au fil de nos longues séries de mails il comprend bien que je ne me le fais pas exprès. Une fois, j’aurai tout de même 20 minutes à passer en sa compagnie sur le Coly, mais toujours pas de sortie sur la belle…
L’histoire se poursuit en ce début de saison où les conditions favorables et une présence assidue au bord de l’eau m’ont offert de jolis poissons. Le terrain de jeu est immense, la pression de pêche élevée, les meilleurs postes sont souvent difficilement accessibles et il faut prendre quelques risques pour les atteindre…
Je passe des journées merveilleuses en compagnie de quelques potes à assouvir ma soif de découverte. C’est marrant, mais dans la pêche à la mouche, comme dans les autres choses de la vie, c’est cette phase qui est la plus exaltante : celle où on progresse très vite, celle où on n’est plus totalement novice mais où on a si faim de faire ses preuves. Et lorsque je lis les écrits des jeunes moucheurs qui sont sur le site (Julien, Alx, Fanfouet, Mulisha et compagnie) je me revois à leur place et j’ai envie de leur dire d’en profiter à 2000 % car ce qu’ils sont entrain de vivre est tout bonnement exceptionnel. Ensuite, c’est toujours bien, mais c’est différent.
Puis, une semaine avant le jour J, Romain reprend contact avec moi. Comme d’hab, je lui répète que je suis gavé, que je vis au jour le jour, que je me déciderai à aller à la pêche 5 minutes avant de partir en fonction des conditions… mais nous décidons de nous rappeler vendredi soir ou samedi matin.
Le téléphone sonne alors que je suis dans la voiture en route pour la Belle (pas bien le téléphone au volant). Il me dit qu’il a choisi d’aller à la pêche demain, qu’il pleut trop, que cette aprem il y a le match, qu’il n’a pas prévu aujourd’hui. Je lui affirme que les conditions vont être bonnes mais qu’il fait ce qu’il veut. Demi-heure plus tard, il me rappelle : « je suis prêt à partir RDV à tel endroit ». Je pense enfin tenir notre partie de pêche jusqu’à ce qu’il me rappelle pour me dire qu’il pleut vraiment trop et qu’il ne pense plus venir… Après une nouvelle explication, je réussis à nouveau à le convaincre de poursuivre sa route. Je ne pense pas qu’il le regrette.
Lui aussi a repéré le coin en question pour m’en avoir parlé au téléphone plusieurs fois. Ce secteur salmonicole à mi chemin entre Sarlat et Beaulieu lui évite à lui comme à moi de nombreux kilomètres. Mais les conditions ne permettent pas toujours de l’atteindre. Du coup, il ne l’a pas pêché souvent. Au moment de notre RDV, il pleut. Comme il y a des pêcheurs sur le secteur, nous allons voir une première zone de courant. Mais faute de mouches, nous revenons au coin. Il y a deux voitures dont les occupants regardent le poste. Par chance, les poissons ne sont pas en poste et les pêcheurs remontent dans leur voiture pour aller ailleurs. OUF ! la voie est libre. Sauf qu’au milieu du passage, il y a un premier poisson qui gobe tandis que les autres se mettent en place sur le poste. Il ne faut pas gâcher… et après quelques passages, la première truite de la journée repars sans être passée par l’APN car plus haut, ça s’active.
Lorsqu’on arrive sur le hot spot, il y a déjà trois ou quatre poissons en poste. Pas de panique, c’est au tour de Romain de prendre le premier poisson à portée. Il s’exécute avec brio et ferre lui aussi son premier poisson. Sur mes conseils, dès le ferrage, il la bascule de force dans le remous à l’aval pour ne pas déranger le poste.
Après quelques photos, je continue le travail. Il y en a deux qui gobent très régulièrement sur le coté de la plage. Pour ne pas prendre le moindre risque et même si ce n’est pas la plus grosse, je mets le viseur sur la plus en aval et ramène sans ménagement un poisson qui doit se demander ce qui lui arrive.
A Romain d’attaquer le rond suivant qui est visiblement l’œuvre d’un poisson de taille plus que respectable. La mouche tombe et comme dans un rêve disparaît en fin de dérive dans un entonnoir discret. Mais rien ne se passe. Au bout de deux secondes, je pousse un cri qui tire Romain de ses rêveries et le fait ferrer. Il regardait tout simplement ailleurs. La encore, les consignes sont claires : basculer le poisson vers l’aval pour déranger le moins possible le haut du spot. Mais la truite ne l’entend pas de cette oreille et elle livre un très beau combat. Deux démarrages superbes confortent le choix du 16 centièmes. Muni de l’épuisette, j’attends à l’aval l’arrivée du poisson. Il ondule dans le courant : c’est un poisson de plus de 50 cm.
Et là, j’ai vu passer LA queue. En plein au niveau de la croix dessinée en mars 1992, à l’endroit qu’il ne fallait pas déranger, LE poisson vient de gober. Je sais ce que signifie avoir vu LA queue : c’est LE poisson de mes rêves, celui qu’on ne croise qu’une fois dans sa vie qui est là, à porter de tir. Et même si je continue à tenir l’épuisette, je suis tout entier au niveau de la croix. Je ne suis pas surpris de voir LE nez crevé la surface suivi DU dos puis de LA queue de ce poisson trophée. D’entrée, je sais qu’il fait entre 65 et 70 cm. C’est le premier que je vois gober comme ça sur la Dordogne. J’en ai déjà vu gober de la même façon sur la Bow ou les gaves et je sais vraiment ce que ça signifie : peu de chances de l’attraper mais je suis étrangement lucide et bien dans ma tête. J’explique à Romain que je suis désolé de ne pouvoir mettre son poisson à l’épuisette car que je suis obligé d’y aller.
Je me positionne, le poisson ne monte plus. Les mouches défilent mais pas de ronds. Sauf que le poisson remonte là où je ne l’attends pas c’est à dire à 10 m en amont de son poste précédent… Il m’a repéré. Une bonne minute passe, et je décide de provoquer sa montée en pêchant l’eau. Mais deux ou trois passages ne changent rien. Il vaut mieux tout arrêter pour ne pas définitivement le caler.
En aval, Romain s’est débrouillé comme un chef et il est venu à bout d’une truite très combative. Un poisson magnifique, fuselé d’une taille qu’il n’a encore jamais atteint : son record perso. Je suis super content pour lui et c’est avec plaisir que je quitte MA grosse truite pour aller immortaliser l’instant. La séance photo tire à sa fin lorsqu’un énorme bruit de succion me ramène aux affaires. LA truite est à nouveau en poste. Elle aurait gobé un caneton, ça n’aurait pas fait plus de bruit.
A pas de loup, je me replace. Une MB émerge 5 m en amont du poste et entame sa dérive. LE nez, LE dos et LA queue salut son arrivée sur le poste. Moi qui d’habitude panique face à la pression mise par ces gros poissons me sent étrangement confiant. Le premier posé est trop court mais le deuxième est le bon. Au moment prévu, à l’endroit de la croix tracée au soir d’une partie de pêche en 92, LE nez aspire ma mouche suivi DU dos et de LA queue. Dans ma tête, je compte « un, deux » et je ferre énergiquement. Le cri que j’ai poussé a du s’entendre de loin. Mais tenir une grosse truite digne de ce nom ne m’arrive pas tous les jours. Puissante, elle part vers son poste. Il s’agit de trois gros blocs sous deux mètres d’eau dont je ne soupçonnais pas l’existence à quelques mètres à gauche du spot. Pour éviter de me faire dominer, je me lance à sa poursuite. En courant dans l’eau, j’arrive même à lui reprendre de la soie. Elle tente de passer sous ses rochers, mais le fil tenu haut la gène et elle se bloque. Un instant, j’ai cru qu’elle était passée dessous mais ce n’est pas le cas. Je sais désormais qu’elle ne reviendra pas sous ces blocs. Le danger le plus proche est un arbre dans l’eau à l’aval puis le grand courant mais à une trentaine de mètres. J’ai donc de la marge. Je profite d’un moment de répis pour rentrer le maximum de soie dans le moulinet, je mets le nœud de jonction soie bas de ligne au chaud dans le dernier anneau et de suite, les choses me semblent plus simples.
Je la maintiens dans le courant, elle ouvre une gueule démesurée qui fait obstacle au courant. Cela dure moins d’une minute et comme l’épuisette à Romain est largement trop petite, je décide de tenter un coup de poker. Romain ne doit pas bouger, rester à l’aval au cas où et je vais l’échouer sur la plage. L’amorçage du mouvement a été assez lent mais une fois en mouvement, la truite s’est mise à glisser sur le courant. Chaque centimètre elle a perdu de sa puissance et avant qu’elle ne réalise qu’elle était perdue, elle avait déjà la moitié du dos hors de l’eau. L’attraper n’aura été qu’une formalité. Le combat a duré moins de 3 minutes, j’estime que c’est bien. Disons pas très beau mais efficace.
Comme beaucoup de poissons de cette taille, cette truite est déformée par la spécialisation de son régime alimentaire. Sa gueule démesurée trahit son régime piscivore et le reste de son corps, trapus sur l’avant et plutôt maigre à l’arrière n’en est que la conséquence. Elle doit se régaler de vandoises, gardons et autres chevaisnes qui prolifèrent dans ce secteur. Nos petits streamers imitants des vairons doivent bien la faire marrer. Un vrai « crocodile » comme dirait Matthias.
Elle se prête calmement à la séance photo que je décide quand même d’abréger en raison des premiers signes de changement de coloration du bas des flancs. Tant pis pour la remise à l’eau, il n’y aura pas de photos. Elle regagne le courant en ondulant sans effectuer la moindre pause. Merci belle truite.
Sur un nuage, nous regardons l’eau à la recherche de gobages. Mais ce n’est plus pareil. Nous venons tous les deux de capturer le plus gros poisson de notre carrière de moucheur, nous savons que faire mieux demandera beaucoup d’efforts. Je ne le réalise pas encore, mais je sais qu’au fond de moi, quelque chose vient de changer, ces gros poissons, que jusqu’à présent je ne recherchais pas spécialement, viennent subitement de s’installer dans ma tête. Rien ne sera plus comme avant.
Il est 17 heures, nous remontons au pont et décidons de faire une dernière photo souvenir de cette journée de pêche extraordinaire et tant attendue. Mais ne dit-on pas : « tout vient à point pour qui sait attendre ? ».
En tout cas, merci à Romain pour sa patience, sa gentillesse et ses photos. Dès le lendemain, il n’y avait pas moins de 9 pêcheurs sur le poste en question. Je pense qu’on a du nous voir remettre les poissons à l’eau. Ils ont intérêt à être très prudents nos petits crocodiles. Renseignement pris, parmi les 4 truites qui ont été vrillées sur la zone au buldo le lendemain, aucune ne faisait les dimensions des nôtres. Peut-être leur avons nous sauvé la vie en les « vaccinant » lors de notre passage ? J’ose l’espérer.
Ce qui me ravit le plus dans cette prise n’est pas forcement sa taille ni la difficulté du coup de ligne. Bien d’entre vous l’aurait attrapé aussi bien que moi. Non, ce que j’apprécie le plus, c’est d’avoir réussi à déjouer tous les pièges dans lesquels ils ne fallait pas tomber pour arriver à voir, tenter cette truite et la combattre avec succès. Connaître le poste, se positionner comme il faut, prendre les autres poissons dans l’ordre exact pour qu’aucun d’eux dans sa fuite n’alerte la grosse, combattre les premières prises fermement pour les guider en dehors du poste, savoir attendre le moment propice sans insister, ferrer en retard, ne pas se laisser dominer… Avoir partagé ce moment avec un pêcheur qui possède mes valeurs est aussi quelque chose de grand.
Plus j’y pense, plus je crois qu’on reconnaît les grands pêcheurs non pas à ce qu’ils font mais surtout à ce qu’ils ne font pas comme beaucoup de bredouilles ou de stupides erreurs sur les grands poissons.
A quand LE prochain nez ? LE prochain dos et LA prochaine queue ? Aucune idée mais les affaires sèchent devant la cheminée. Je sais que je viens très certainement de faire LE poisson de ma vie, en sèche, sur ma rivière mais je vais continuer à chercher des poissons encore et toujours plus gros jusqu’au bout du chemin… Pour le meilleur et pour le pire.
Fred
PS : j’ai écrit ce récit au lendemain de cette capture inoubliable mais je ne le publie qu’aujourd’hui. L’eau est désormais haute et la truite un peu plus en sécurité. J’ai tout de même pris soin de masquer les paysages des photos. C’est dommage pour l’esthétique mais c’est mieux pour les poissons.
Pour finir, juste quelques commentaires sur ce poisson pour ceux qui ont eu la primeur :
– « sacrée p….n de truite » Jean-Yves
– « elle ressemble à un crocodile » Matthias
– « j’en rêve la nuit » Stef@
– « en sèche ? ! ! » Jef24
– « elle ressemble étrangement à la truite de ta vie… » Ghislain.